2.12.09

Courrier des lecteurs en réponse à l'Echevin responsable des cultes

Le contexte: la Ville de Verviers ayant choisi de ne pas soutenir l'organisation de l'abattage rituel à l'occasion de la commémoration du sacrifice d'Abraham ce vendredi 27 novembre 2009, les musulmans souhaitant sacrifier un mouton ou autre animal étaient sensés se rendre à l'abattoir de Droixhe (Liège) avec lequel un accord avait été passé (distance: +/- 25 km).

L'Association des Musulmans de Verviers et de l'Arrondissement (AMVA), représentant la majorité des mosquées de la ville et interlocutrice des autorités communales, avait fait passer ce message au travers de ses différents relais. Manifestement pas au goût de tout le monde...

D'où une interview de l'Echevin responsable, M. Pierre Moson, paru dans
Le Jour Verviers le 26 novembre 2009:

VERVIERS

Des amas de carcasses de mouton ?

L'Aïd el-Kebir, fête du sacrifice chez les musulmans , a lieu ce vendredi. Des centaines de ménages devront se déplacer à Liège.

Le message ne serait pas très bien passé auprès d'une partie de la communauté musulmane de Verviers. « Ce matin, cinq personnes sont venues me trouver pour dire qu'elles ne savaient que faire », expliquait hier l'échevin des Cultes, Pierre Moson (MR). Les moutons seront abattus, ce vendredi 27, mais à Liège. Pour rappel, l'ancien abattoir de Verviers est désormais impropre, si l'on peut dire, à la pratique de ce sacrifice. « Le service technique s'est rendu sur place avec les représentants de la communauté musulmane. C'est un constat, tout simplement. Il y avait des boîtiers électriques abîmés, des conduites d'eau arrachées. C'était bien trop dangereux d'aller à cet endroit pour la communauté musulmane » . C'est donc aux abattoirs de Liège, à Droixhe, que les Verviétois devront se rendre. « Il semble que tous ne soient pas d'accord, mais ils n'ont pas le choix. Il est interdit d'abattre les animaux chez soi. On ne pouvait pas faire autrement. Ce n'est de toute façon pas à la ville de financer un éventuel abattoir mobile. Ce n'est pas notre rôle » .

Le risque n'est-il pas de voir fleurir des carcasses de mouton dans certains endroits de la ville ? Autrement dit, de nombreux ménages ne vont-ils pas éviter de se rendre à Liège et pratiquer l'abattage à domicile ? « C'est interdit, rappelle Pierre Moson. Je compte quand même sur chaque personne pour faire preuve de civisme. Dans deux semaines, nous allons aborder au conseil communal la création d'une parcelle multiconfessionnelle au cimetière de Verviers. Ce serait quand même dommage que certaines personnes ternissent l'image de la communauté musulmane alors que la ville fait preuve d'ouverture à leur égard » . Le message semble clair. B.H.

Fin de l'interview...

En réponse à cette prise de position, j'ai envoyé un courrier des lecteurs au Jour Verviers, que ce dernier a accepté de publier ce mercredi 2 novembre - nous l'en remercions (même si le titre n'est pas de nous):

VERVIERS

« Pierre Moson, ne mélangez pas tout ! »

Fête du sacrifice et parcelle multiconfessionnelle, des propos de l'échevin MR font réagir un musulman.

Se qualifiant de « citoyen verviétois de confession musulmane », Michael Privot réagit à l'article « Des amas de carcasses de mouton » de ce 26 novembre. « M. Moson (NDLR : échevin MR de Cultes) dénonçait à juste titre les pratiquants musulmans qui auraient été tentés de ne pas respecter la législation en vigueur en matière d'abattage rituel lors de la célébration du sacrifice d'Abraham » « Nous ne pouvons que lui donner raison et l'encourager encore à mettre toutes les mesures en place pour renforcer le respect de la loi. Il convenait donc que les musulmans respectent les dispositifs mis en place pour ce cas particulier, ce qu'ils ont fait dans leur grande majorité Cependant, nous nous interrogeons profondément sur le fait que M. Moson ait mentionné l'impératif du civisme de nos concitoyens musulmans en mettant en balance le passage du dossier de la parcelle multiconfessionnelle devant le Conseil Communal du 14 décembre. L'ouverture dont ferait preuve la Ville selon M. Moson - après des années de négociations difficiles et de tergiversations électoralistes et budgétaires sous différentes majorités - reste donc modérée.

En effet, la Ville - presque toutes tendances politiques confondues - donne l'impression d'avancer à reculons, alors que les musulmans ont constitué une force de proposition, ont géré ce dossier avec discrétion, patience et grand professionnalisme. Le passage en Conseil est la suite logique de cette bonne collaboration, nombre de musulmans attendent de voir la concrétisation de ce projet intégrateur et pluraliste depuis de longues années. Mais il ne peut s'agir en la matière d'accepter un quelconque chantage. Mais mettre en balance quelques cadavres de mouton et les dépouilles de concitoyens verviétois de confession musulmane ainsi que leur avenir post-mortem est particulièrement choquant pour tout honnête homme. Ne juge-t-on pas une civilisation à la façon dont elle traite et respecte ses défunts et leurs rites funéraires ? Nous attendons que M. Moson traite le dossier de la parcelle multiconfessionnelle de façon sensible, efficace, respectueuse, et indépendamment de tout autre dossier qui pourrait concerner la communauté musulmane. Il en va de la bonne gouvernance locale et du sens de l'intérêt général. Dans le cas présent comme pour le futur. »

Michael Privot
Citoyen verviétois de confession musulmane

21.10.09

Les accommodements raisonnables : R.I.P. ?


Le contexte: j'avais écrit cette carte blanche en réaction à un discours de plus en plus prégnant visant à décrédibiliser systématiquement l'outil des accommodements (ou aménagements) raisonnables comme sous-marin de l'islamisme militant. Ce texte traînant depuis plus de 3 semaines dans les tiroirs du Soir et voyant que l'actualité le rattrape (voir les sorties de MM. Demelenne et Destexhe et la réponse de M. J.-M. Javaux, ainsi que, les devançant et allant dans mon sens, la très bonne analyse de Henri Goldman), je pense qu'il était temps de partager ces réflexions avec vous plutôt que de les laisser devenir une deuxième fois hors de propos en attendant leur publication dans le quotidien vespéral. Et ce d'autant plus que ces derniers développements semblent confirmer mon analyse. Bonne lecture!


Depuis quelques temps déjà, et avec une intensité allant crescendo depuis l'ouverture des Assises de l'Interculturalité, tant de la gauche que de la droite, les accommodements raisonnables sont la cible d'attaques ou de remises en cause quant à leur bien fondé. Oscillant entre ignorance épaisse et malhonnêteté intellectuelle, les arguments proposés par cette coalition aussi hétéroclite qu'inattendue d'adversaires acharnés, relèvent du fantasme et non des faits. Instruments de l'entrisme des fondamentalistes islamistes, catalyseurs de communautarisme, fossoyeurs de vivre-ensemble, les accommodements raisonnables sont cloués au pilori par les chiens de garde de l'ordre établi - tous bords confondus.

Et d'aucuns ne reculent pas devant les procédés les plus douteux pour parvenir à leurs fins : attaquer celles et ceux qui les promeuvent sur leurs supposées opinions religieuses ou politiques pour délégitimer ces accommodements ou, vice-versa, discréditer ces derniers à cause de ceux qui les promeuvent. Dans un jeu aussi pipé, cet outil-clé de l'antidiscrimination n'a que peu de chances de survie face à une telle pression médiatique. Qui oserait encore les défendre de peur de se faire marginaliser dans le champ politico-médiatique comme un suppôt de l'islamo-gauchisme ?

Probablement nés aux USA et utilisés principalement dans le contexte de la lutte contre les discriminations sur la base du handicap dans l'accès à l'emploi, les accommodements raisonnables consistent en des ajustements, des modifications à l'environnement ou à l'organisation du travail, mais raisonnables, c'est-à-dire n'engendrant pas de surcoûts démesurés pour l'employeur. Ils visent à permettre à des personnes moins valides ayant les qualifications requises de postuler ou d'occuper des emplois au même titre que des personnes valides ainsi qu'à leur garantir des droits et privilèges identiques. La Directive européenne sur l'Egalité dans l'emploi de 2000 impose même une obligation d'accommodement raisonnable aux employeurs pour remédier aux discriminations sur la base du handicap. Tous les Etats membres de l'Union ont transposé depuis cette Directive dans leur droit national sans que cela ne suscite la moindre vague.

Le principe de ces mesures est de reconnaître que les êtres humains, dans leur immense diversité, ne sont pas tous égaux, comme le laisserait supposer le principe d'égalité formelle au cœur de nos systèmes législatifs et des représentations mentales majoritaires. Bien au contraire, ils sont tous différents - sans que cela n'implique un jugement de valeur. En conséquence, si l'on décide de ne plus postuler une prétendue égalité de départ, mais que l'on veuille atteindre une véritable égalité "en substance" à l'arrivée, il faut admettre que des situations différentes requièrent des solutions différenciées. L'égalité n'est donc plus considérée comme la norme absolue de départ, mais comme un objectif à atteindre en mettant en place une batterie de mesures adéquates dont font partie les accommodements raisonnables.

Quant aux accommodements visant à lutter contre les discriminations ethniques ou religieuses, on en trouve déjà trace dans le Civil Rights Act américain de 1964 à l'endroit des minorités religieuses. La législation européenne, quant à elle, ne mentionne pas explicitement la nécessité d'adopter de telles mesures pour remédier à ce type de discriminations. Par contre, les deux premiers articles de la Convention internationale sur l'élimination de toutes formes de discrimination raciale, ratifiée par la Belgique en 1975, impose clairement de mettre en place des mesures visant à redresser les désavantages subis par certains groupes ou individus par des mesures adéquates, terme recouvrant, notamment, les accommodements raisonnables. Si la Belgique a traîné la patte pour mettre en œuvre ses obligations internationales, on peut légitimement s'étonner qu'il ait fallu attendre la médiatisation des récents déboires de l'expérience canadienne en la matière pour que certains découvrent soudainement l'existence des accommodements raisonnables et s'en emparent au profit de leur agenda politico-médiatique.

Or, comme tout nouvel instrument, les accommodements sont en fait passés au Canada par une phase de test assez intensive qui en a souligné les excès potentiels en cas d'encadrement insuffisant. Cela ne remet nullement en question leur pertinence, ni leur utilité. Le Canada n'a pas fait sensiblement marche arrière et continue à mettre en œuvre des accommodements à l'endroit de ses minorités. Ne nous trompons donc pas sur les termes du débat. Loin d'être le résultat de la conspiration fréristo-islamo-gauchiste peuplant les délires éveillés de certains faiseurs d'opinion, les accommodements raisonnables font partie intégrante de l'approche fondée sur les Droits de l'homme. Les discréditer à cause d'expériences malheureuses dues aux revendications exagérées de fondamentalistes de diverses obédiences revient à mettre en péril les bénéfices qu'ils apportent aux victimes de toutes les discriminations, que ce soit sur la base du handicap, de l'ethnicité, des convictions, de l'âge, de l'orientation sexuelle, du genre… Insidieusement,c'est l'ensemble des acquis et des concepts de l'antidiscrimination que ces critiques remettent en cause (action positive, déplacement de la charge de la preuve…).

Que leurs détracteurs aient au moins l'honnêteté de reconnaître qu'ils postulent une hiérarchie des discriminations, à savoir qu'il serait moins grave d'être discriminé sur la base de son ethnicité ou de ses convictions que d'être discriminé sur la base de son âge ou de son handicap. A ceux qui rétorqueraient l'argument essentialiste que l'on ne choisit ni son âge, ni son handicap mais bien sa religion, voire son sexe, ce qui, à leur sens, implique une différence de valeur, réaffirmons que l'approche fondée sur les Droits de l'homme ne discrimine pas, elle, entre les différents éléments constitutifs de l'identité d'un individu, chacun étant considéré avec égal respect - inné ou acquis.

Enfin, cette attaque en règle des accommodements ressemble étrangement à celle contre l'islamophobie comme concept et outil de l'antiracisme : imputation identique de son invention aux mollahs ou aux islamistes pour en délégitimer la pertinence, faisant malhonnêtement l'impasse sur le fait que le terme fut utilisé pour la première fois par Etienne Dinet dès 1921 et amalgamant, plus grave encore, racisme culturaliste à l'égard des musulmans et critique légitime de l'islam.

Et puis, au-delà des questions pertinentes auxquelles les musulmans se doivent de répondre, n'est-ce pas au fond d'islamophobie dont il s’agit dans ce débat-ci ? En effet, dès qu'est mise en œuvre une mesure permettant d'accommoder les demandes d'individus musulmans et de contrebalancer les discriminations systémiques massives qu'ils subissent, celle-ci suscite l'ire de défenseurs autoproclamés d'une égalité pseudo-républicaine alors que cette même mesure les laissait totalement indifférents lorsqu'elle permettait de redresser l'impact d'autres types de discriminations. Pourquoi un tel deux poids deux mesures ?

Cette réaction épidermique n'est-elle pas révélatrice de leur désir - inconscient certainement - de maintenir une société historiquement normée en fonction de sa population majoritaire : blanche et profondément christianisée dans son rapport au monde, sa culture, sa façon d'être et de paraître ?

Et n'est-ce pas précisément cela, ce racisme systémique que les accommodements raisonnables sont sensés débusquer et redresser ? Les réactions qu'ils suscitent ne sont donc pas anodines et confirment, de facto, leur impérieuse nécessité. Sous cet angle, à chaque fois que les opposants aux accommodements justifient leur combat par des incantations aux idéaux des Lumières, ce ne sont pas les accommodements eux-mêmes mais Voltaire qu'ils assassinent !

Michaël Privot
Islamologue, militant antiraciste

5.10.09

Profession Imâm - chez votre libraire dès le 7 octobre!


Michael Privot et Cédric Baylocq, Tareq Oubrou, Profession Imâm (Spiritualités vivantes), Paris, Albin Michel, Octobre 2009.


4ème de couverture:

Au coeur de la communauté musulmane, l’imam dispose du privilège de s’adresser aux fidèles du haut de sa chaire. C’est le cas de Tareq Oubrou qui, après trente ans d’engagement, opère un retour réflexif sur son cheminement, depuis l’invisibilité des années 1980 jusqu’à l’avènement d’un islam français devenu incontournable. Philosophe et juriste (canoniste, plutôt), Tareq Oubrou affronte les questions que soulève la présence de l’islam dans la France laïque en se référant aussi bien à la pensée islamique traditionnelle qu’aux sciences humaines contemporaines. Il revisite la tradition avec rigueur et audace récusant autant le littéralisme aveugle que le modernisme sans freins. Dans ces entretiens, il confronte son propre parcours avec l’histoire récente de l’islam de France. Son bilan, sans complaisance, ouvre des perspectives nouvelles sur la formation des imams, le rapport entre sharia et laïcité, le dialogue interreligieux, la comparaison des modèles français et anglosaxon… Cet esprit libre et impliqué dans la communauté n’hésite pas à prendre des positions claires sur les problèmes les plus délicats.


Mon commentaire (très intéressé évidemment): franchement, c'est un must read! Tareq Oubrou, au cours d'entretiens qui se sont étalés sur plus de deux ans, révèle les linéaments de son travail de théologien, d'herméneute du droit, mais aussi de muftî, réfléchissant sur les défis auxquels doivent faire face les musulmans d'Europe.


Lucide, sans compromis, mais avec beaucoup de modestie et d'humour, Tareq Oubrou n'élude aucune question, égratigne tant la société majoritaire que les communautés musulmanes, tout en mettant en avant les contributions avérées ou potentielles de chacune, et ce au travers de la figure clé de l'imâm.


A celles et ceux - de tous les côtés - qui sont encore convaincu(e)s qu'islam, sécularisation, démocratie et respect de l'Autre sont mutuellement incompatibles, Tareq Oubrou inflige un démenti flagrant avec classe, subtilité et intelligence, le tout soutenu par une solide argumentation théologico-canonique demeurant cependant très abordable pour les non-initié(e)s.


Loin des bricolages jurisprudentiels à la petite semaine ou de timides "réformettes" esthétiques promues par d'aucuns, Tareq Oubrou propose une refonte substantielle de la pensée islamique pour intégrer irrémédiablement la présence musulmane dans l'étoffe même de la fabrique sociale française et européenne - débutant par une nouvelle approche métaphysique du rapport Dieu-homme pour en arriver à l'énonciation de fatwas taillées sur mesure en contexte laïc.


Il ne s'agit pas ici d'une énième bouffée d'air dans l'espace depuis longtemps confiné d'une pensée islamique ronronnante et ratiocinante, mais d'un changement radical de paradigme. C'est là le coeur même du message et de l'appel de Tareq Oubrou. Gageons qu'il ne laissera personne indifférent.


Et surtout, n'hésitez pas à partager vos remarques, encouragements et critiques sur ce blog


Bonne lecture!


Michael Privot


PS: je vous encourage également à lire ici l'excellent dernier post de Jean Mouttapa sur son blog, où il met en évidence, de façon très pertinente et érudite, le bénéfice potentiel de ces entretiens en ces temps d'islamophobie galopante - commune comme savante.

20.9.09

Commission des Sages 2004 - retour sur le contexte international


Le contexte: Lors des travaux de la Commission des Sages (voir post précédent), certaines questions avaient été posées à propos de l'impact des événements internationaux sur la lecture des situations sociales et politiques belges. Par exemple, analyser le port du foulard par de jeunes citoyennes belges de confession musulmane à l'aune des excès - condamnables - de la révolution iranienne. Une telle approche n'a aucune valeur heuristique, mais elle est largement répandue, y compris chez nombre d'intellectuels. En réaction, Mlle Fadil et moi-même avions proposé une note de minorité tentant, à nouveau, de recentrer le débat sur ces enjeux essentiels.



RÉFLEXIONS SUR LE CONTEXTE INTERNATIONAL ET

LE NÉCESSAIRE RETOUR DU POLITIQUE



Présentées par N. Fadil et M. Privot



Il est évident que depuis longtemps déjà la politique nationale d’un état est en partie liée et déterminée par le contexte international. L’accélération des processus de globalisation n’a fait qu’accentuer cette interdépendance, rendant la gestion d’une collectivité nationale, voire même locale, de plus en plus complexe.


Les problématiques qui ont été abordées par la Commission au cours de l’élaboration de ce rapport ne peuvent donc être abstraites du contexte particulier, national et international, qui est le nôtre, contexte qui lui-même fut à l’origine de la création de cette même Commission.


Bien que nous reconnaissions aux politiques la difficulté de la tâche qui leur incombe, il faut cependant admettre que la déception vis-à-vis du politique provient essentiellement de son renoncement résigné à une partie de sa capacité d’action. A l’heure où chacun claironne la toute puissance d’un monde économique imposant sa volonté à tout état et la démission conséquente d’un monde politique convaincu de son impuissance, nous tenons à rappeler que le monde politique n’a paradoxalement jamais été aussi puissant qu’aujourd’hui car il est le seul apte à prendre les décisions allant dans le sens des intérêts économiques de certains groupes ou individus.


A l’heure du désenchantement vis-à-vis du monde politique, il est urgent que celui-ci reprenne la main et ait le courage de faire évoluer les événements dans une autre direction moins catastrophique pour l’avenir de l’humanité.


Car, s’il est ici question de précarité sociale, de chômage ou d’exclusion, pour des causes identiques, il est question ailleurs de massacres, de viols, de pauvreté extrême, de torture, de révolte, de terrorisme et d’attentats…


C’est en cela que la réflexion de la Commission est fondamentale : essayer d’échapper à une vision parcellaire de la réalité qui la rend incompréhensible.


S’il est vrai que la dimension religieuse ou culturelle des conflits semble devenir prépondérante, il convient de raison garder et d’éviter le surinvestissement culturel ou religieux de problématiques essentiellement économiques, nationalistes ou géopolitiques, car cela ne fait qu’empêcher toute tentative de compréhension mutuelle et de rapprochement. Analyser les causes profondes des crises actuelles, au-delà des éructations très médiatiques et médiatisées des « intégristes de complaisance » de tous bords, est une étape indispensable dans la gestion saine de la chose publique. Malheureusement, beaucoup de nos contemporains en font l’économie, au profit de manipulateurs d’opinions professionnels.


Tourner le dos à l’histoire, tenter à tout prix de négliger les conséquences des politiques expansionnistes et colonialistes passées avec le lot de déstructurations sociales, culturelles et identitaires qu’elles ont laissé dans leur sillage est certes une des causes les plus évidentes du désordre mondial actuel.


Face à la sauvagerie multiforme qui cherche à dominer sur les logiques de coopération, de partage, de solidarité, d’éthique, de justice, de respect et d’Etat de droit (par exemple : violence de l’économie ultra-libérale, d’un terrorisme sans autre horizon que la perpétuation de sa propre existence, des individualismes national, communautaire, corporatiste, commercial et personnel hypertrophiés,…), il est urgent qu’une attention toute particulière soit accordée aux projets impliquant des partenariats multiples et variés, nationaux et internationaux : Millenium goals, éradication de la pauvreté, promotion sans faille et respect non hypocrite des Droits de l’Homme, chez soi, comme ailleurs, éthique dans les échanges commerciaux, culturels et diplomatiques, protection active des plus faibles et des minorités, politiques environnementales fortes, éducation globale accessible pour tous, accès à l’eau et aux soins de santés minimums pour tous, lutte contre toute forme de racisme et de discrimination, gestion des flux financiers… le programme est vaste et sans solution miracle. Tout doit être abordé avec une égale attention.


Dans cette optique, il est impératif que la Belgique travaille au renforcement des institutions internationales en ayant également pour objectif d’augmenter la représentation des pays en voie de développement ou émergeants, majoritaires sur la planète, mais marginalisés en termes de poids politique et de prise de décision à l’échelle internationale.


De la même manière, on ne fait pas le bonheur de peuples à l’encontre de leur avis. Les principes démocratiques ne souffrent pas d’exception et l’on conçoit mal au nom de quelle logique ce qui est facteur de progrès au Nord de la Méditerranée deviendrait subitement une denrée interdite et dangereuse au Sud de celle-ci ou en d’autres régions du monde. Les expériences malheureuses de certains pays nous montrent aujourd’hui la vanité des doubles standards quand des peuples ont la ferme volonté de changer des régimes établis injustes et tyranniques. On ne peut décemment exiger la démocratie au Nord, pendant que l’on pactise avec les tortionnaires de tous bords au Sud sous prétexte d’arguments économiques et stratégiques, voire de contenir d’autres supposés périls.


Il est donc plus que temps que le politique revienne en force et reprenne la place qui est la sienne. On ne peut continuer à soutenir le commerce des armes ou favoriser l’appauvrissement des peuples pour ensuite larmoyer sur les implications des flux migratoires.


La situation mondiale est complexe et demande des femmes et des hommes à la hauteur de ces défis. Ils existent et sont prêts à prendre, ou prennent déjà, leurs responsabilités. Nous ne leur proposerons pas ici de solution miracle, mais de faire en sorte de réintroduire dans la politique la nécessité de principes éthiques ainsi que d’une cohérence forte entre les idéaux et la pratique, tout en étant véritablement ouvert à l’Autre, en sachant aller au-delà de ses propres a priori pour comprendre son langage et son discours dans un monde globalisé mais faussement uniformisé.


Sans quoi les perspectives d’avenir s’annoncent bien sombres et la théorie du choc des civilisations finira par s’imposer dans la pratique, portée et soutenue par tous les chantres radicaux de l’affrontement et du rejet inconditionnels de l’Autre. Ils ne sont pas légions, mais ils sont déterminés. A nous tous de choisir ici, en espérant servir de modèle pour ailleurs, la voie du respect mutuel, de l’écoute, du partage, de la solidarité, du dialogue franc et véritable, avec toutes les composantes de notre société (celles que l’on apprécie et celles que l’on apprécie moins) pour édifier la société meilleure dont notre monde à cruellement besoin. Il est temps que l’inclusion prenne le pas sur l’exclusion, le respect sur le rejet, et la cohésion sur la désintégration. La paix est à ce prix.

Commission des Sages 2004 - retour sur le foulard


Le contexte: en 2004, suite à la Commission Stasi en France, le MR, sous l'impulsion de Didier Reynders, décida de mettre sur pied une Commission des Sages, coachée par le Professeur J. Rifflet, pour s'interroger sur l'avenir d'une Belgique multiculturelle et proposer des pistes de solutions pour y parvenir. La visibilité des signes religieux vestimentaires (c'est-à-dire le foulard) était bien entendu une des problématiques nodales qui devaient y être traitées. Sur proposition de l'Exécutif des Musulmans de Belgique (EMB), M. Salah Echalaoui, Mlle Nadia Fadil et moi-même furent invités à faire partie de cette Commission. Les débats y furent vifs, riches, intéressants, parfois difficiles, mais toujours respectueux. Les conclusions de cette Commission furent ensuite communiquées à la Commission du Dialogue Interculturel mise en place par la suite par M. Aréna.


Bien que la position finale sur la question du foulard (ou plutôt des signes religieux) soit relativement neutre en fin de compte, il a semblé nécessaire à Mlle Fadil et moi-même de devoir présenter une note de minorité visant à présenter une tentative d'approche moins idéologisée du débat en en cernant un certains nombres de ses aprioris pas toujours explicites. A l'heure ou les Assises de l'Interculturalité commencent leur long travail et que l'on va rechercher dans les archives les notes de la Commission des Sages et de la Commission du Dialogue Interculturel, il nous a semblé utile de mettre cette note de minorité à la disposition du public.


En la relisant tout juste 5 ans après, je reste personnellement en accord avec l'essentiel de l'argument que nous avions présenté à l'époque, même si aujourd'hui je lisserais probablement un peu plus nos formulations. J'espère en tout cas que cela pourra être utile aux débats et évitera à d'autres de réinventer certains aspects de l'argument lui-même pour le développer et l'approfondir encore.



CONTRIBUTION À LA RÉFLEXION DE LA COMMISSION

A propos de la problématique du port de signes religieux ou politiques ostensibles



Présentée par N. Fadil et M. Privot



Le port de signes religieux ou politiques « ostensibles », et particulièrement du voile islamique, a certes constitué une des problématiques les plus difficiles qu’a dû affronter notre Commission. Ce détail vestimentaire d’une pratique religieuse particulière semble en effet cristalliser toutes les tensions d’une société s’interrogeant sur ses propres valeurs, son rapport à soi et à l’autre, sa perception d’elle-même, son avenir et sur le modèle qu’elle souhaiterait promouvoir. De fait, la présence de populations musulmanes et certaines valeurs portées par l’Islam en tant que religion, mode d’être, de vie et de rapport à l’altérité, révèlent par un effet de miroir les questionnements inaboutis, ignorés ou encore non envisagés de la société belge en particulier, mais aussi des sociétés européennes en général.


Notre Commission voulant contribuer à la réflexion sur l’avenir d’une société belge plurielle, multi-ethnique, multi-confessionnelle, multi-culturelle, mais solidaire et en cohésion, il est dès lors impératif de sortir des clivages idéologiques et conceptuels habituels pour véritablement tenter d’approcher une réalité particulièrement complexe. Nous souhaitons donc souligner ici certains aspects relatifs à la question du foulard et à ce qui l’entoure.


1. L’un des arguments centraux des adversaires du port du foulard concerne son caractère prétendument non compatible avec la modernité et la neutralité de l’Etat. Or, une stricte séparation entre l’Etat et ce qui relève du spirituel ne correspond pas à la réalité belge qui s’est justement construite sur des compromis entre le temporel et le spirituel (partis confessionnels, piliers confessionnels, écoles confessionnelles,…). De plus, la signification du processus de modernisation est en réalité toute autre que l’effacement de la manifestation du religieux dans l’espace public. La modernité et la laïcité, au contraire, garantissent la liberté de conscience et de convictions à tout citoyen et s’opposent à toute contrainte visant à obliger ou à interdire à qui que ce soit de pratiquer sa foi ou sa religion, en privé, comme en public (dans les limites, évidemment, du respect de l’ordre public). La pratique et la manifestation d’une religion n’ont, en ce sens, rien d’anti-moderne. La garantie du libre exercice de sa foi, de ses croyances ou de sa philosophie est un principe indéniable et essentiel d’une société véritablement moderne, laïque, pluraliste et démocratique. Cataloguer le respect par certaines femmes et jeunes filles d’une prescription religieuse – ou de ce qui est vécu et perçu en tant que telle – comme étant une attitude anti-moderne, anti-démocratique, obscurantiste, non raisonnable, non égalitaire, ségrégationniste, violente, aliénante et discriminatoire, nous paraît dès lors aller directement à l’encontre de l’esprit de ce principe.


2. En réalité, le port du foulard recouvre des significations multiples : respect de la norme, spiritualité individuelle et/ou collective, conformité à l’idéal familial ou culturel, indépendance face à l’autorité patriarcale, soumission, émancipation, révolte, contestation de l’ordre établi, revendication identitaire, affirmation de soi, affirmation d’une appartenance, insouciance, conformisme, liberté individuelle, symbole, non-symbole, élégance, pudeur, enfermement sur soi, timidité, ouverture à l’autre, complexe d’infériorité ou de supériorité, idéologie, « je m’enfoutisme »,… Le foulard dit tout et ne dit rien. Le porter est même bien souvent le résultat de plusieurs motivations, qui évoluent, s’entrecroisent, se renforcent ou disparaissent jusqu’à faire abandonner parfois le port du foulard. Dès lors, vouloir interdire ce qui est devenu, par la force des choses, un symbole, alors qu’il n’est pas destiné à l’être, ne manquera pas de causer des traumatismes profonds, particulièrement auprès des jeunes filles qui sont, comme toutes celles et ceux de leur âge, en plein processus de construction de leur personnalité, fragiles et particulièrement sensibles à tout ce qui concerne leur individualité propre.


3. D’un point de vue strictement religieux, aucun(e) théologien(ne) ou juriste musulman(e), classique ou moderne, n’a jamais théorisé le fait de porter le foulard, pour la femme, comme le signe d’une infériorité naturelle ou sociale, ou d’un processus d’infériorisation de la femme par rapport à l’homme. Tant l’homme que la femme sont soumis aux mêmes contraintes en matière de pudeur, de retenue du langage verbal et corporel, et de « gestion du désir ». Chaque société, chaque culture, chaque individu définit ses propres normes en terme de pudeur, en fonction du temps et du lieu. Dès lors, interdire le fait pour les femmes de se couvrir les cheveux au nom d’une certaine vision de la modernité nous paraît infondé. Car cette modernité, brandie de nos jours comme le rempart intemporel des droits de la femme, est elle-même de facto une réalité dynamique, indéfinie, adaptable et interprétable, mais que certains voudraient canoniser et sacraliser, au profit, en réalité, de leur propre combat contre la présence inévitable du « religieux » au sein de la société.


4. De même, analyser le port du foulard sous le simple rapport de l’émancipation ou de l’embrigadement dogmatique n’est pas très pertinent, car qui définit objectivement l’émancipation ? Au nom de quel critère objectif peut-on légiférer en terme d’émancipation, une notion par essence subjective et relative ? Quant à l’argument selon lequel l’acceptation du foulard à l’école enlèverait le dernier rempart à celles, prétendument émancipées, qui ne veulent pas le porter, il néglige le fait que l’interdiction totale du foulard à l’école pourrait aussi renforcer la pression sociale en vue de le porter en dehors de l’école, pour prouver sa résistance vis-à-vis d’une mesure comprise par certains comme étant contre l’Islam. On le voit, aborder cette question sous un tel angle ne mène pas à des résultats déterminants. Aussi, nous suggérons que l’on s’interroge plus profondément sur l’a priori voulant qu’une jeune fille musulmane ait toujours besoin d’un garant institutionnel pour la protéger contre quelque force obscurantiste : le plus souvent le père, le frère ou, à défaut, la pression sociale ou communautaire. Ceci est d’ailleurs probablement le fond du problème : la société belge et européenne en général, considère la jeune fille ou la femme musulmane comme un individu perpétuellement mineur, adoptant par là-même la supposée rhétorique « islamiste » qu’on prétend combattre ! En fin de compte, la jeune fille ou la femme musulmane est considérée comme étant incapable de se protéger, de décider elle-même de sa vie et de son avenir, de poser des choix raisonnables, d’être indépendante et intellectuellement autonome. La volonté d’interdire le port du foulard au nom du bien de la jeune fille ou de la femme musulmane n’est finalement que l’expression inverse du même machisme, du même sexisme, masculin ou institutionnel, qui prétend le lui imposer au nom de ce même bien.


5. Par ailleurs, agiter le spectre du communautarisme permet d’éviter l’analyse complexe de la société belge, historiquement fondée sur de multiples communautés : ethniques, culturelles, linguistiques, religieuses ou philosophiques. Parler du communautarisme comme d’un danger nouveau, dans un pays institutionnellement miné par ce phénomène, est surréaliste. Car cela porterait à laisser accroire qu’il existe un bon communautarisme (relevant de catégories issues de la modernité : nations, peuples,…) et un mauvais communautarisme (relevant du religieux, spécifiquement musulman). A l’heure où sont reconnus de facto, voire encouragés, différents types de communautés (linguistiques, ethniques, culturelles, religieuses, sexuelles,…), comment interpréter cette accusation ? De plus, elle fait fi de la réalité des musulmans de Belgique : leur « communauté » est éclatée, fragmentée, diverse, multiple, et profondément hétérogène, la religion ne suffisant même pas à relier ses tendances « nationales », culturelles, ethniques, linguistiques, religieuses, doctrinales, voire idéologiques… Enfin, nous ne voyons pas en quoi un enseignement confessionnel musulman renforcerait par essence le communautarisme. Comment anticiper, sans base objective, les résultats d’un type d’enseignement qui n’existe pas à l’heure actuelle ? Et pourquoi ne pourrait-il être, à l’image des autres types d’enseignement, un facteur d’enrichissement pour la société ?


6. Ne considérer la question du foulard que sous l’angle des politiques migratoires déforme la perception de ce phénomène. Certes, une grande partie des communautés musulmanes est issue de l’immigration, cependant, les femmes et les jeunes filles aujourd’hui concernées par la problématique du foulard sont presque toutes, sinon toutes, de nationalité belge, nées en Belgique, ou belges de souche converties à l’Islam. Ce ne sont donc pas des étrangères qui demanderaient une faveur à l’Etat belge, mais des citoyennes belges qui ne font que réclamer les droits qui sont les leurs, à côté des devoirs qui leur sont imposés comme à tou(te)s les autres citoyen(ne)s, indépendamment de leur confession ou de leur philosophie. Les communautés musulmanes font depuis longtemps partie intégrante de la société belge : en réalité, ce que certains ressentent comme l’apparition d’une série de problèmes n’est que la conséquence du processus de normalisation d’une présence que le corps social « majoritaire » commence à considérer autrement que comme simple outil docile de (re)production économique.


7. Bien que nous considérions l’interdiction du port du port du foulard dans les établissements scolaires comme inacceptable, nous condamnons fermement, avec tous nos collègues de la Commission, tout port du foulard qui résulterait d’une contrainte extérieure quelconque. C’est pourquoi nous insistons pour qu’une véritable politique d’accompagnement et de dialogue soit mise sur pied au sein des écoles. Il faut que les jeunes filles et les femmes qui sont victimes d’une contrainte puissent obtenir de la part des institutions scolaires tout le soutien nécessaire, qu’elles puissent recevoir l’écoute et la guidance indispensables à la poursuite de leur scolarité, qu’un dialogue soit établi avec les parents ou les responsables de la contrainte, si nécessaire grâce à la médiation de personnalités ou d’institutions religieuses. Cela implique également de donner une formation adéquate aux personnes qui seront en charge de cette écoute : il faudra les faire passer d’une attitude de rejet des élèves portant le foulard, à une attitude d’aide envers celles qui ne veulent pas le porter sans pour autant rejeter ni discriminer celles qui le portent. S’il est évident que nombre d’intervenants sociaux et d’enseignants font un travail exemplaire en ce sens, il n’en reste pas moins vrai que de nombreux comportements discriminants sont encore constatés au quotidien.


8. Pour ce qui est du port de signes religieux dans l’exercice d’une fonction publique, nous sommes convaincus que la neutralité de l’Etat concerne l’action publique du fonctionnaire et son obligation de traiter tous les citoyens de manière égale, plutôt que la « neutralité » de l’apparence de l’agent. Les exemples anglais et suédois sont particulièrement dignes de considération en la matière. La France et la Turquie n’étant, à l’échelle européenne, que des cas extrêmes et non représentatifs en matière de bannissement du signe religieux hors de l’espace public. Plus profondément, il serait souhaitable de s’interroger sur l’argument de l’interférence de convictions dans l’exercice d’une fonction exprimant l’autorité du temporel, car en quoi cela concernerait-il seulement ce qui relève du « religieux ». Si un être humain est présupposé incapable de faire correctement la séparation entre l’élément « religieux » que pourrait exprimer son apparence et la neutralité exigée par son activité professionnelle, alors il faut étendre cette incapacité de différenciation à l’ensemble de ce qui relève de l’affect humain, de sa faculté de jugement… Ainsi un juge féminin ne pourrait plus intervenir dans le procès d’un violeur, ni un juge blanc dans un cas de racisme, ni un fonctionnaire noir face à un citoyen blanc raciste, ou le contraire… En réalité, ce n’est pas l’apparence d’une personne qui est en jeu mais l’objectivité et la neutralité de son action. Et dans le cas où un administré serait victime d’une discrimination ou d’une manipulation de la part d’un fonctionnaire affichant clairement son appartenance religieuse, n’aurait-il pas droit aux mêmes recours que la personne se sentant aujourd’hui discriminée sur base raciale ?


Nous rappellerons enfin que l’interdiction de signe signifie également une position idéologique : le rejet ou la volonté d’éloignement de tout ce qui peut être lié au religieux, au spirituel, au rapport au Transcendant. Il y a là, de façon plus subtile peut-être, imposition d’une vision idéologique du monde présentée comme étant la seule véritablement neutre, juste et équitable alors qu’elle est une violence et une ségrégation imposées à l’univers du « signifiant spirituel ».


EN CONCLUSION


Nous estimons souhaitable :

  • de pas interdire les signes religieux (si ce ne sont ceux qui constituent un véritable empêchement à la communication nécessaire au bon déroulement de la vie quotidienne – voir la note 2)
  • de lever les interdictions déjà existantes,
  • de promouvoir une laïcité véritablement et respectueusement ouverte que chacun puisse s’approprier et apprécier,
  • de développer des services d’assistance aux personnes victimes de discriminations dans un sens comme dans l’autre (obligation de porter un signe ou interdiction d’en porter),
  • de favoriser le dialogue,
  • de former les intervenants sociaux, les enseignants et les éducateurs à gérer ces problématiques,
  • de répondre au cas par cas de façon proportionnée en privilégiant la médiation et le dialogue. Et ce tant au sein des établissements scolaires qu’au sein des administrations et institutions publiques et privées.


Si l’ensemble de ces mesures est adopté, la problématique du foulard s’estompera d’elle-même, car elle cessera d’être un enjeu symbolique pour chaque partie, et l’on pourra (enfin) s’occuper des véritables problèmes qui concernent l’ensemble de la société belge : exclusion sociale, scolaire, économique, discriminations de toutes sortes, sous financement de l’enseignement, absence de politiques migratoires et de suivi des populations immigrées, absence de perspectives d’avenir, déstructuration du marché de l’emploi, précarisation croissante de certaines classes sociales, perte des repères,…

4.9.09

Faut il avoir peur des Frères Musulmans ?


A suivre ce dimanche 06.09, entre 11:00 et 12:00, sur la Première, l'émission de Jean-Paul Hecq "Et Dieu dans tout ça?" où la question des Frères Musulmans sera abordée.


"Faut il avoir peur des Frères Musulmans ?"

On en parle beaucoup, on leur prête énormément d'influence ; " ils " seraient partout et contrôleraient en sous-main certaines des factions les plus virulentes de l'islamisme radical. Ils viseraient l'instauration du " califat ", un état islamique idéal régit par la seule charia. Leur pensée, très diversifiée et parfois contradictoire, influence aujourd'hui une bonne partie de l'islamisme à travers le monde. Mais qui sont-ils vraiment, les Frères Musulmans d'aujourd'hui ?En Europe, comme parfois les francs-maçons, jadis les jésuites ou aujourd'hui les membres de l'Opus Dei, les Frères Musulmans jouissent - si l'on peut dire - d'une réputation sulfureuse qui les précède de loin. Nés en 1928 en Egypte où ils sont toujours très actifs, les Frères Musulmans sont aujourd'hui répandus sur toute la surface du globe mais ils restent généralement très discrets et répugnent à agir directement en pleine lumière. On peut dire que leur idéologie - qui est un mélange de rigorisme puritain, de piété stéréotypée mais aussi de réformisme et de pragmatisme - imprègne de plus en plus profondément de très larges pans de la oumma, la communauté universelle des musulmans. Souvent diabolisés et pourchassés, aujourd'hui menacés de débordement par de plus radicaux qu'eux, ils ont depuis quelques temps commencé à faire une sorte de " coming out " timide. Serait-ce le début de la sortie de l'ombre ou en réalité le chant du cygne ?


Avec Brigitte Maréchal, directrice du CISMOC-UCL, auteure de " Les Frères Musulmans en Europe " (PUF septembre 2009) ; Michaël Privot [votre dévoué serviteur], membre des Frères Musulmans et militant des droits de l'homme ; Patrick Haenni, chercheur à la Fondation Religioscope (Suisse), ancien chercheur au CEDEJ au Caire et Yadh Ben Achour, professeur de droit public à l'université de Tunis et auteur notamment de " Aux fondements de l'orthodoxie sunnite " (PUF 2008)

13.8.09

Aaaaaaaaah!!! Le bur-qi-niiiiii….


"...Elle tremblait de montrer quoiiii?

Son petit hitsi bitsi tiny winy tout petit petit burqini qu'elle mettait pour la première fois..."


(Adaptation libre de la célèbre chanson de Richard Anthony).


Il ne manquait plus que lui à l'appel des menaces islamistes contre "nos" valeurs! La République tremble sur ses fondations, la laïcité manque de périr noyée au fond d'une piscine de la banlieue parisienne alors que certains venaient à peine de réussir à encommissionner le port de la burqa. Et voilà qu'une impudente convertie à l'islam choisit d'arborer fièrement (de la provoc, c'est sûr!) un BUR-QI-NI et de tester les limites de la permissivité républicaine. On s'attend à ce que la vague atteigne la Belgique d'ici peu - j'ai préparé mon gilet de sauvetage, mes lunettes de plongée et mes palmes par précaution. Je parie que l'on va barboter ferme sur cette question dans les semaines et mois à venir.


Le burqini, kessako? Une idée simple: un maillot de bain complet, des pieds à la tête, pour les dames (musulmanes en particulier) qui souhaitent profiter des joies aquatiques tout en respectant les prescrits religieux qu'elles se sont choisis (voir la photo). Bien que je ne me vois pas en porter un, je trouve cela plutôt sympa: c'est un compromis créatif entre respect de certaines obligations religieuses et contraintes de la vie moderne. Voir ici un excellent exposé sur la question.


Manifestement, ce n'est pas au goût d'un certain nombre d'esprits grincheux. Alors on invoque pêle-mêle émancipation de la femme et raisons sanitaires pour le bannir de certaines piscines municipales (ainsi que celles qu'il contient en conséquence).


Sans blague! Alors là, il faut que l'on m'explique!

D'abord les raisons sanitaires: le burqini serait un nid à bactéries! C'est bien connu que les piscines des Pays-Bas, de la Suède, de l'Australie et des USA (encore eux!) où le port du burqini est autorisé sont de véritables bouillons de culture. Nos piscines sont-elles donc fondamentalement moins saines que les leurs? Ou encore faudrait-il m'expliquer comment un maillot simplement 2 ou 3 fois plus grands qu'un maillot normal deviendrait subitement une bombe bactériologique en puissance? Soyons sérieux! A moins qu'en grattant un peu - mais je fais là du mauvais esprit - on ne retrouve derrière cet argument le fait que l'islam (et les musulmans) tendent à être considérés comme des cancers, une gangrène, des virus… parmi tous ces jolis termes que nous offre la problématisation médicalisée de l'altérité musulmane renvoyant à sa profonde nuisibilité pour le corps social européen.


Sur le coup de l'émancipation de la femme, j'ai aussi du mal à suivre: comment exclure une femme de la pratique d'un sport participe-t-il à son émancipation et à la promotion de l'égalité des hommes et des femmes? Certains s'étonnent que l'on puisse même désirer vouloir nager entièrement revêtue d'un tel costume et y voient une régression inexorable vers la pré-civilisation. Bon, au-delà du fait qu'en matière de sport, l'important soit de participer, je ne comprends pas l'équation entre nudité et civilisation à l'heure où les combinaisons de natation intégrales révélées aux JO de Pékin sont disponibles au Décathlon du coin. L'émancipation se situe-t-elle donc dans la surface couvrante du maillot ou dans l'intention de celui/celle qui le porte? Ou y a-t-il une façon émancipatrice de porter la combinaison intégrale? Ou la combinaison intégrale n'est-elle acceptable que pour les vrais sportifs? Que ferait-on si cette même dame s'était présentée avec une combinaison intégrale "sport" mais avec un bonnet de bain en silicone plutôt qu'une combinaison d'une seule pièce? Aie! Aie! Aie! Mais dans quels détails va donc se cacher l'émancipation? Le diable ne s'y trouve-t-il d'ailleurs pas déjà?


Le bon côté de cette polémique de jacuzzi, c'est qu'on évite pour une fois au moins l'atteinte à la sacro-sainte mixité fondatrice de notre démocratie. Le burqini est en effet l'argument imparable qui permet de conjuguer dans un même élan mixité, sain effort sportif ainsi que convictions religieuses et républicaines! Sûrement trop beau pour être vrai!


Ceci étant, je ne peux m'empêcher de voir une symétrie interpellante entre deux affaires concomitantes: Lubna, au Soudan, condamnée parce que s'habillant trop court; Carole, en France, exclue parce que portant trop long. Dans les deux cas, la hisba (police des moeurs) est à l'oeuvre: religieuse pour l'une, laïcarde pour l'autre. Le résultat est le même: négation de la liberté humaine, imposition d'un modèle culturel/vestimentaire/social majoritaire à l'encontre de comportements minoritaires (des deux côtés somme toute assez raisonnables) et une dimension genrée évidente: ce sont - une fois de plus - les femmes qui paient l'addition. Et des deux côtés également, "on" a le culot de mobiliser le respect de la femme pour contraindre sa liberté.


La triste morale de ces histoires parallèles serait-elle que l'émancipation et le progrès de la femme ne se mesureraient qu'au recouvrement plus ou moins important du corps de celle-ci? Si c'est le cas, le combat universel pour l'égalité substantielle des femmes et des hommes a encore de beaux jours devant lui.


Terminons sur une note positive: on constate enfin un signe de progrès évident au sein de notre civilisation avancée en matière d'égalité et de respect de l'autre: là où la malheureuse Lubna risque d'écoper de 40 coups de fouet pour avoir porté un pantalon, Carole échappe au châtiment corporel en Place de Grève pour cause de burqini pour ne garder au coeur que le stigmate brûlant de la discrimination, du rejet, et du fait que ses choix spirituels l'ont exclue pour longtemps de la société majoritaire à laquelle elle appartient pourtant.


Est-ce vraiment le modèle d'une société qui place la dignité de toutes et tous comme valeur centrale?

30.4.09

Port du foulard: le Conseil d'Etat viole-t-il le principe de séparation des pouvoirs ?

Carte blanche publiée le 30 mai 2009 sur le site du Soir.

Deux récents arrêts du Conseil d'Etat ont de quoi interpeller. En effet, la plus haute juridiction administrative du pays s'est prononcée sur la recevabilité de deux recours en annulation intentés en octobre 2005 par le MRAX (Mouvement contre le Racisme, l'Antisémitisme et la Xénophobie) à l'encontre de deux ROI (Règlements d'Ordre Intérieur) adoptés par l'Athénée Royal de Vauban et l'Athénée Royal de Gilly. Ces recours visaient aussi la décision de la ministre de la Communauté française en charge de l'Enseignement obligatoire de l'époque de confirmer les modifications introduites dans les ROI concernés visant à interdire le port du foulard dans ces établissements scolaires.

La première dérive réside dans l'examen de recevabilité opéré par le Conseil d'Etat. Pour rappel, cet examen a comme finalité de répondre à la question de savoir si la partie requérante, ici le MRAX, a un intérêt à agir. Pour y répondre, le Conseil d'Etat analyse l'article 3 des statuts du MRAX, libellé comme suit :

« L'association a pour but la lutte contre le racisme, l'antisémitisme et la xénophobie. Elle appelle à l'union et à l'action tous ceux qui entendent s'opposer aux discriminations, aux haines, aux préjugés fondés sur une prétendue race, la nationalité, la langue, la culture, l'origine nationale ou ethnique, la couleur, la confession ou les convictions philosophiques. Elle veut faire triompher l'amitié et la paix entre les peuples et promouvoir l'égalité et la fraternité entre les êtres humains. (…) »

Pour apprécier l'intérêt à agir dans le chef du MRAX, le Conseil d'Etat devrait se limiter à apprécier s'il existe un lien entre ses objectifs et le cas d'espèce. Ni plus ni moins. Or, il va au-delà en procédant de facto à un examen sur le fondement des recours… pour répondre à la question de la recevabilité. Voilà le paragraphe-clé, très similairement libellé dans les deux arrêts :

« Considérant qu'en édictant qu'est interdit aux élèves “le port de tout couvre chef, de signe ostensible d'appartenance politique ou religieuse dans l'enceinte de l'établissement”, le règlement attaqué, loin de porter atteinte à l'objet social de la requérante, a pour effet de le rencontrer et de le conforter; qu'il s'ensuit que la requérante n'a pas intérêt à en poursuivre l'annulation; que le recours est irrecevable. »

Ainsi, le Conseil d'Etat répond au stade de l'examen sur la recevabilité à une question qu'il devrait être amené à se poser une fois seulement les recours jugés recevables et l'examen sur le fondement commencé.

La deuxième dérive, qui découle directement de la première, réside dans le modus operandi du Conseil d'Etat s'agissant de son examen de facto sur le fondement. En effet, (en gardant bien à l'esprit que le Conseil d'Etat ne peut pas procéder à un tel examen durant la phase ayant trait à la recevabilité), il est important de rappeler que tout examen sur le fondement consiste à apprécier la légalité d'un acte administratif incriminé.

Ainsi, s'agissant du port du foulard à l'école, le Conseil d'Etat devrait apprécier la conformité des ROI et de la décision de la ministre de l'époque aux deux normes à caractère législatif concernées qui sont en vigueur : les décrets « neutralité » de 1994 et de 2003. Or, force est de constater qu'à aucun moment le Conseil d'Etat ne ressent le besoin d'effectuer ce contrôle de légalité, ce qui est sa mission première dès lors qu'il décide de procéder à un examen sur le fondement.

La troisième dérive réside dans l'absence de motivation dans les deux arrêts rendus. En effet, nous ne saurons pas en quoi l'interdiction du port du foulard à l'école contribue à la lutte contre le racisme, l'antisémitisme et la xénophobie, contre les discriminations, haines, préjugés fondés sur une prétendue race, la nationalité, la langue, la culture, l'origine nationale ou ethnique, la couleur, la confession ou les convictions philosophiques, pour l'amitié et la paix entre les peuples et pour l'égalité et la fraternité entre les êtres humains.

Ce faisant, le Conseil d'Etat ne fait ni plus ni moins que violer le principe de séparation des pouvoirs, puisqu'il outrepasse l'examen de légalité en procédant à une interprétation politico-idéologique et péremptoire des valeurs mentionnées dans l'article 3 des statuts du MRAX. C'est d'autant plus ahurissant que le même Conseil d'Etat, section administrative également, s'était déclaré en 2002 incompétent pour apprécier l'opportunité d'interdire ou non le port du foulard à l'école, faisant ainsi suite à une sollicitation du gouvernement Hasquin.

Ces deux arrêts du Conseil d'Etat sont en définitive une nouvelle illustration d'une réalité tout à fait inacceptable : l'application à géométrie variable du droit selon que les cas d'espèce touchent ou non à la question de la visibilité des citoyens de confession musulmane.

Que les magistrats qui ont rendu ces arrêts décrédibilisants pour l'institution du Conseil d'Etat s'arrogent le droit de prendre la place du politique et décident à sa place est en soi intolérable, mais qu'en plus ils subvertissent le droit même à l'égalité, qu'ils sont censés protéger, est proprement insoutenable. Et laisse augurer un avenir sombre pour toutes les associations luttant en justice contre les discriminations, toutes les discriminations.

En conclusion, ce piétinement du droit est rendu possible par l'irresponsabilité de la Communauté française, qui n'a que trop laissé pourrir la situation et qu'il faut, plus que jamais, contraindre à se souvenir de sa mission première : trouver des solutions en garantissant les droits fondamentaux.

Signataires: 

Abdelghani BEN MOUSSA – Coordinateur du think tank Vigilance musulmane, ex-administrateur du MRAX

Hajer MISSAOUI – Juriste diplômée de la Sorbonne, spécialiste des droits de l'Homme

Hanieh ZIAEI – Politologue, titulaire d'une maîtrise en politique internationale et comparée de l'Université de Montréal

Mehmet A. SAYGIN – Juriste, secrétaire général de l'Union des démocrates turcs européens

Michael PRIVOT – Islamologue, militant antiraciste

Voir l'ensemble du dossier sur le site du Soir ici pour une proposition de solution juridique au port du foulard ou encore sur www.neutralite.be par 6 intellectuels: Le militant associatif Abdelghani Ben Moussa, les juristes Hajer Missaoui et Mehmet Saygin, les avocates Hava Yildiz et Inès Wouters, l’islamologue Michael Privot

#2 : Claquer la bise, serrer la main - quand mon paradis dépend de la façon dont je te dis bonjour

Cette pratique, peu connue il y a encore une trentaine d’années au sein des communautés musulmanes, s’est répandue dans les milieux conserva...