30.4.11

Compte-rendu: « Aimer jusqu’à mourir d’amour », Thérèse et le mystère pascal


Le contexte: il m'arrive de temps en temps de fournir des compte-rendus d'ouvrages dans le domaine des études religieuses. En particulier pour la Revue d'Histoire Ecclésiastique publiée par l'Université Catholique de Louvain. C'est un autre genre, mais j'ai pensé qu'il serait intéressant de partager ces fiches de lecture, autrement réservées à un public confidentiel.

Jean Clapier, « Aimer jusqu’à mourir d’amour », Thérèse et le mystère pascal. (Théologies). Paris, Cerf, 2003. 23,5 x 14,5 cm, 561p. 34 €. ISBN : 2-204-07299-0.

L’ouvrage proposé par J. Clapier marque sans aucun doute un moment important dans le développement des études thérésiennes.

Tout d’abord par son érudition. L’auteur, lui-même carme et théologien, fait preuve d’une intime connaissance de la pensée de la Ste de Lisieux dont il va se charger d’explorer les profondeurs spirituelles en choisissant un angle d’approche novateur : la prégnance du mystère pascal comme ligne de force du développement de la vie mystique de Thérèse jusqu’à la totale consommation de son Offrande d’Amour. L’étude qui nous est présentée ne se contente pas d’une analyse de la seule production littéraire de la sainte. Au contraire, au cours de la première partie de son livre, intitulée Enquête historique, l’auteur s’efforce de restituer, avec beaucoup de clarté et un esprit de synthèse particulièrement pertinent, les contextes spirituels, théologiques, sociaux et familiaux au sein desquels Thérèse a grandi et qui ont indéniablement participé à la configuration de son retour d’Exil. Rien ne semble avoir été négligé : le romantisme ambiant, la pensée salésienne, l’imitatio Christi, la dévotion au Sacré Cœur, la spiritualité victimale, la spiritualité carmélitaine… L’auteur développera avec plus d’attention deux dévotions qui se révéleront être l’expression nodale et sa clé d’interprétation de la spiritualité thérésienne, à savoir les dévotions à l’Enfant-Jésus et à la Sainte Face comme moments essentiels de la kénose divine, début et fin d’une « mission » dans la fragilité, l’impuissance et l’abaissement jusqu’au néant, par Amour.

Le deuxième temps de l’ouvrage de J. Clapier se concentrera sur l’itinéraire pascal de Thérèse. Au travers d’une analyse serrée des écrits de la sainte mise en correspondance avec son parcours de vie, l’auteur démontre avec brio comment le mystère pascal en vient à s’imposer comme le point focal de la mystique thérésienne, suite aux déchirures affectives successives et aux différentes épreuves qui rythmèrent la vie de la sainte, lui permettant à chaque fois de progresser dans sa compréhension expérientielle et intimiste du mystère de la Croix. L’exposé de l’auteur prend pour axe principal la chronologie de l’existence de Thérèse (chap. 4 : fondements et tourments (1873-1886) ; chap. 5 : Percée et abandon dans le mystère du Christ (1887-1893) ; chap. 6 : Maturité et mission (1894-1897)). Il n’hésite cependant pas à faire de fréquents allers-retours dans le temps de l’œuvre écrite elle-même pour mieux mettre en perspective les développements futurs des intuitions précoces de la Ste de Lisieux, ou, inversement, la genèse des lignes de forces de sa pensée théologique, mettant ainsi en valeur la profonde cohérence de son œuvre. C’est certainement là un des attraits de l’exposé de l’auteur, car il parvient à rester clair et à éviter la confusion, risque inhérent à ce genre d’entreprise. La maîtrise que possède l’auteur de son sujet n’en paraît que plus évidente et son ouvrage y puise en partie sa très appréciable dimension pédagogique.

Le troisième volet de l’ouvrage consiste enfin en une approche doctrinale de l’œuvre de Thérèse. Cette section a plus d’un intérêt : elle offre un exposé plus systématique de la doctrine thérésienne en se concentrant sur des points précis, ce que ne pouvait permettre l’approche chronologique favorisée dans la deuxième partie. Ensuite, l’auteur prend soin de mettre en lumière les liens existant entre les « positions » théologiques de Thérèse et celles d’autres théologiens classiques comme Thomas d’Aquin, Augustin ou encore Origène. L’auteur ne manquera cependant pas de s’intéresser aux débats théologiques contemporains (e.g. l’affectivité de Dieu, la thématique de la souffrance,…) et montrera la fécondité actuelle de l’approche thérésienne, tout en prenant soin d’éviter l’écueil consistant à forcer la compréhension des textes de Thérèse par une lecture partielle ou partiale de son œuvre (e.g. la différence entre l’approche kénotique propre à Thérèse et celle développée par certains tenants du kénotisme). L’auteur abordera ainsi les thématiques de la petite voie (chap. 7), de l’affectivité divine (chap. 8), de l’Offrande à l’Amour (chap. 9), de la souffrance (chap. 10) pour conclure avec celle de la rédemption participée (chap. 11), chacune d’entre elles étant, évidemment, liée au mystère pascal et à son aperception par Thérèse. Enfin, J. Clapier démontre l’originalité des intuitions théologiques fondamentales de Thérèse, comme son recentrage sur la Miséricorde en une époque fascinée par l’implacabilité de la Justice divine, sa redécouverte du Cœur de l’Eglise,…

Cette étude constitue encore un moment important des études thérésiennes par la clarté de son style et de sa structuration, comme nous avons eu l’occasion de le signaler. Le style employé par l’auteur est limpide et manifestement adressé à un large public averti, sans pour autant sacrifier au simplisme et au raccourci facile. Bien au contraire, l’auteur, par l’approche phénoménologique particulière qu’il développe, laisse véritablement surgir la force de la spiritualité thérésienne tout en donnant les outils nécessaires à sa juste appréciation (théologique, psychologique, mystique, historique). Bien que l’on devine la profonde sympathie de l’auteur pour l’objet de son étude, le soin qu’il prend à en exposer les aspects les plus difficiles voire controversés (l’« amour » de la souffrance [p. 450], l’« étrange maladie », son doute concernant le Ciel…) en fait un travail très équilibré, loin de tout esprit partisan.

L’aspect éminemment pédagogique de son ouvrage ressort également de la présence de nombreuses notes infrapaginales multipliant les références bibliographiques et les commentaires, et mentionnant voire discutant avec beaucoup d’à-propos les différentes thèses développées sur la pensée thérésienne, sans pour autant alourdir la lecture de l’exposé. On signalera également la présence d’une bibliographie sélective particulièrement riche et bien ordonnée (par ordre chronologique) permettant de suivre les développements multiples et foisonnants des études thérésiennes, mais aussi théologiques, philosophiques et bibliques, tant passés que contemporains. L’index des auteurs est utile, mais on peut cependant regretter l’absence d’un index des notions et termes techniques qui aurait pu conférer un intérêt supplémentaire à la « navigation » dans cet ouvrage. Une table des matières bien détaillée compense de façon utile ce petit manque qui n’enlève cependant rien aux mérites de ce livre.

Il aurait également été enrichissant, qui plus est à l’heure de l’œcuménisme, que l’auteur recoure aux expériences spirituelles développées dans des mystiques non chrétiennes. A titre d’exemple, considérons l’épreuve de la foi traversée par Thérèse. Alors que l’auteur n’hésite pas à faire appel aux approches psychanalytiques pour tenter d’éclairer l’après Pâques de 1896 (et ce, en dépit de leur incapacité à appréhender le cœur de la relation âme-Dieu, nécessairement en dehors de leur champ d’études), on peut s’étonner qu’il ne semble pas envisager la fécondité d’une possible approche interreligieuse. Si, définitivement, une lecture honnête des derniers écrits de Thérèse ne peut que contredire son prétendu athéisme, on ne peut s’empêcher de faire un rapprochement saisissant – au-delà même de la thématisation de la nuit telle qu’elle se rencontre chez St Jean de la Croix – avec la progression dans le renoncement telle qu’elle fut expérimentée par certains mystiques musulmans[1]. Selon eux, Thérèse serait passée du renoncement à l’ici-bas (tark al-dunyâ, caractérisé par le désir de l’Au-delà), première étape de la vie mystique, au renoncement à l’Au-delà (tark al-akhîra, caractérisé par le renoncement au désir même de l’Au-delà laissant place au seul désir de Dieu), seconde étape menant finalement à la pure présence en Dieu, troisième étape caractérisée par le renoncement au renoncement (tark al-tark) au sein de laquelle la mystique s’abandonne totalement au pur Vouloir divin. Comment lire autrement cette remarque de Thérèse, en fin de vie, saisissant l’ampleur de la purification que lui a permis d’atteindre la souffrance de cette épreuve de la foi que son Epoux lui imposa : « Jésus m’a fait la grâce de n’être pas plus attachée aux biens de l’esprit et du cœur qu’à ceux de la terre » (p. 312). Face à cela, l’obscure résurgence du syndrome d’abandon proposée par certains pour tenter d’expliquer cette progression spirituelle paraît bien dérisoire.

D’autres épisodes de la vie de Thérèse pourraient également bénéficier de tels éclairages qui permettraient, sans aucun doute, de densifier encore notre appréciation et notre compréhension de sa progression mystique et de sa quête d’anéantissement dans l’Amour absolu.

Pour conclure, J. Clapier ne fait pas, ici, seulement œuvre de théologien : la richesse de sa recherche et la place qu’il laisse à l’expression propre de Thérèse fait de la lecture de son ouvrage une véritable expérience spirituelle.

M. Privot

Publié dans

Revue d’Histoire Ecclésiastique, 2005/3-4, pp. 1073-1076.


[1] Voir A. Schimmel, Le Soufisme ou les dimensions mystiques de l’Islam, Paris, Cerf, 1996.


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