27.12.12

L'homosexualité, un défi théologique

Le titre apparaitra certainement comme provocateur mais il est à la mesure des débats en cours actuellement, en France ainsi que dans le reste de l’Europe, voire du monde musulman , sur la reconnaissance du mariage homosexuel en particulier, mais également de l’homosexualité de manière plus générale (...)


Le titre apparaitra certainement comme provocateur mais il est à la mesure des débats en cours actuellement, en France ainsi que dans le reste de l’Europe, voire du monde musulman , sur la reconnaissance du mariage homosexuel en particulier, mais également de l’homosexualité de manière plus générale.


A ce propos, on mesure rétrospectivement l’ampleur du glissement des mentalités en rappelant qu’il y a à peine trente à quarante ans l’islam était perçu, connu et pratiqué comme la religion la plus « gay friendly » du monde des monothéismes, suscitant la conversion de personnalités telles que Maurice Béjart ou Vincent Mansour Monteil. Sans aucun doute, chacun est libre de son opinion à ce sujet, et les musulmans ont tout le loisir de contribuer au débat. Cependant, force est de constater qu'un argumentaire très réducteur est en train de se développer dans les rangs des adeptes des trois révélations monothéistes, sur fond d'une exégèse pour le moins orientée de leurs sources scripturaires respectives.
Que l'on soit pour ou contre la relation ou le mariage des homosexuels est une chose, mais que l'on tire prétexte d'un détournement sémantique des textes religieux pour accuser les homosexuels de la déviance potentielle ou réelle de la société en est une autre. Il convient donc de remettre les termes du débat à leur juste place afin que les croyants, et plus précisément les musulmans pour ce qui nous concerne, puissent forger leur opinion à la lumière de la diversité des approches théologiques de la question. Le développement qui suit s'inscrit dans cette visée.
Le peuple de Loth, ou l'homosexuel comme la figure du pervers
La condamnation, par le Coran, de la relation homosexuelle, est présentée par l'immense majorité des prédicateurs et des référents religieux musulmans comme un lieu commun non sujet à débat. La trame de fond, rappelée comme un leitmotiv, est celle de l'histoire du prophète Loth et de la visite des Anges qui anéantirent sa cité pour punir ses habitants de leur pratique homosexuelle, considérée comme une perversion extrême.
Pourtant, un examen approfondi des passages coraniques relatifs à cette histoire soulève de nombreuses questions. Sur les seize[1]passages mentionnant Loth et sa cité, celui-ci est mentionné nommément 5 fois, l'histoire est évoquée 9 fois de manière succincte, et 7 passages[2]donnent des détails suffisamment importants pour comprendre le contexte et la morale de l'histoire. Partant de là, on peut se demander quel est le sens du dialogue entre Loth et son peuple, lorsque celui-ci leur « offre » ses filles, au regard de la pureté de comportement attribuée aux prophètes dans l'islam.
On peut également questionner au plan théologique ou métaphysique l'attitude d'abattement du prophète, entre autres interrogations. Nous nous concentrerons ici sur une troisième question, relative au « péché » en tant quel ; quelle est, ou plutôt quelles sont les déviances commises exactement par le peuple de Loth ? A cette question, les exégètes et les théologiens musulmans ont apporté un ensemble de réponses à partir de la « reconstruction » du contexte de l'histoire, car on ne peut pas déduire directement des versets précités que c'est la relation homosexuelle en tant que telle qui a été le vecteur du châtiment divin.
C'est ici que se situe le nœud interprétatif de l'histoire et les règles juridiques qui seront forgées par les docteurs de la loi. On en trouve une synthèse très instructive chez Abû 'Abdillah al-Qurtubî[3], l'illustre exégète musulman du 13e siècle : celui-ci bâtit toute son interprétation sur la sodomie en tant que source principale de la perversion du peuple de Loth et du châtiment divin.
Partant de là, l'expression qualifiant, en arabe, la relation homosexuelle (liwât, oufi'l qawmi-Lût) est celle-là même utilisée pour qualifier la sodomie, l'homosexuel (lûtî) étant assimilé au peuple de Loth. Al-Qurtubî s'appuie également sur la notion de turpide (fâhichah) évoquée aux versets 7/80 (pour qualifier la pratique du peuple de Loth) et 17/32 (pour qualifier la relation sexuelle illicite entre deux personnes pubères, ou zinâ) pour avancer quatre arguments :
-     tout d'abord, il assimile la relation homosexuelle au zinâ, ou acte sexuel illicite (fornication ou adultère), en le positionnant un cran au-dessus en terme de péché, et en affirmant que le peuple de Loth aurait été le premier à pratiquer la sodomie ;
-     il rejette ensuite l'interprétation selon laquelle le peuple de Loth aurait été châtié uniquement pour son incroyance et non pour ses actes, en arguant du fait que le Coran mentionne explicitement les actes que ces gens auraient commis ;
-     par extension, il considère que les membres de ce peuple qui ne pratiquaient pas la sodomie la cautionnaient, c'est pour cela qu'ils sont été englobés par le châtiment divin ;
-     enfin, il appuie son interprétation coranique par une série de propos prophétiques condamnant de manière intransigeante et extrêmement virulente la pratique du peuple de Loth.
Al Qurtubî nous livre, dans son exégèse, une position largement partagée par les exégètes et les théologiens de l'islam. A un siècle le distance, Abûl Fidâ Ismâ'îl ibn Kathîr[4]reprendra le même type d'approche dans sa monumentale Histoire du monde[5], au passage relatif à Loth[6], ainsi qu'au sous-titre relatif au sultan al-Walîd ibn 'Abdal Malîk, en mentionnant le fait que la sodomie est un fléau ayant désormais touché l'ensemble des classes sociales dans les sociétés musulmanes, hommes de religions compris[7]et en incitant le musulman à s'en préserver – comme quoi il n’y a finalement rien de neuf sous le soleil.
Toute la littérature théologique et juridique musulmane, concernant la relation homosexuelle, est irriguée par ce prisme de départ lié à l'interprétation du châtiment du peuple de Sodome et Gomorrhe à cause de sa pratique sexuelle pervertie.
Le consensus revendiqué aujourd'hui par nombre de responsables religieux musulmans sur le sujet pose cependant question car, comme nous l'avons mentionné plus haut, une approche globale des passages coraniques relatifs à l'histoire de Loth ne permet pas d'aboutir à la conclusion que c'est la relation homosexuelle qui est directement qualifiée de comportement pervers méritant le châtiment.
A la lecture de ces passages, on comprend que ces individus pratiquaient une sexualité pour le moins débridée dans leur « club » (nâdî), de tendance certainement orgiaque, et qu'outre leur exhibitionnisme ils commettaient surtout des viols en réunion, particulièrement à l'encontre des voyageurs qui s'approchaient ou qui pénétraient dans ces deux cités. C'est dans ce sens que Loth les incite à revenir à une pratique plus saine en proposant ses filles en mariage aux notables (selon l'interprétation exégétique), puisqu'il craint pour l'intégrité et la vie de ses invités, en l'occurrence les Anges mandatés pour châtier son peuple.
Il est intéressant de constater comment le processus interprétatif adopte un mode de perception de la figure du prophète, incarnant le bien et donc ne pouvant pas jeter ses filles en pâture à son peuple, tout en réduisant le contexte du récit à la pratique de la sodomie, puis l'homosexualité elle-même à la sodomie.
Le droit musulman et la prise en compte de l'homosexualité
Posant que l'homosexualité est intrinsèquement perverse, l'idée de la perversion globale de la société par les homosexuels est largement partagée dans l'univers mental des musulmans comme dans la production exégétique et juridique. Pourtant, très tôt les théologiens et les juristes musulmans ont été amenés à discuter de cette construction de sens a posterioride l'expérience historique des premiers musulmans.
En effet, outre le « silence » coranique implicite sur la relation homosexuelle en tant que telle, les contemporains de la révélation coranique, et le prophète lui-même, n'ont pas fait mention de situations relatives à cette relation. Les partisans de la condamnation ferme de toute relation homosexuelle se basent, quant à eux, sur un ensemble de propos attribués à Muhammad ou aux premiers califes de l'islam dans lesquels ils auraient explicitement prononcé la peine de mort à l'encontre de toute personne ayant eu une relation homosexuelle active ou passive.
Il convient de signaler ici que, au-delà du fait qu'il n'existe aucun propos prophétique mentionné dans les deux recueils authentiques les plus attestés chez les musulmans, en l'occurrence les recueils de Bukhârî et Muslim, une seule tradition est mentionnée dans quatre recueils de traditions prophétiques[8], dont le texte est le suivant « Celui que vous prendrez en flagrant délit d'acte comparable à celui des gens de Loth, tuez les deux, l'auteur actif et le passif. »
Cette tradition ne possède pas le degré d'authenticité requis pour son utilisation en matière de droit ou d'exégèse. Quant aux dizaines d'autres traditions évoquant le comportement du peuple de Loth ou mentionnant explicitement le fait de sodomiser son ou sa partenaire, citées dans les ouvrages de droit musulman, d'exégèse ou encore d'exhortation, elles sont soit non authentifiées, soit complètement apocryphes.
Pourtant, la doctrine adoptée par la majorité des juristes musulmans en matière de droit sera de conférer à ces traditions une valeur authentique par leur simple poids numérique. En d'autres termes, leur nombre et leur circulation atteste de leur caractère authentique, même si leur analyse fait apparaître leur caractère non valide, au plan de la chaîne de transmission et/ou du texte. A cela s'ajoute le fait que nombre de référents religieux et de prédicateurs musulmans bâtissent leurs discours en puisant dans des livres d'exhortations où circulent à profusion nombre de traditions apocryphes.
Parmi les plus connus on trouve le fameux Livre des grands péchés, composé par l'imam Chams ad-Dîn adh-Dhahabî, composé de 70 chapitres censés représenter chacun un péché capital. La majorité des traditions utilisées dans ce livre sont apocryphes. Le néophyte musulman non arabisant peut accéder à une traduction française pour laquelle l'éditeur, certainement par souci d'économie de temps et d'argent, a purement et simplement éliminé les notes de bas de page explicitant le caractère apocryphe de ces tradition. On imagine aisément les conséquences...
Ceci étant dit, c'est sur la base de la condamnation de l'homosexualité que vont se profiler deux grandes positions chez les juristes musulmans. La première est celle communément adoptée par les savants malékites, chaféites et hanbalites, qui considèrent l’homosexualité comme pire que la fornication et l’adultère, méritant la peine de mort, sauf en cas de « repentir ». A partir d'une interprétation du châtiment divin, ils considèrent que les deux personnes homosexuelles doivent être jetées d’une hauteur (montagne, bâtiment, etc.), ou être broyées sous un amas (mur, pierres…). Nous sommes bien entendu ici dans un champ purement spéculatif puisqu'aucune situation concrète ne s'est produite à l'époque prophétique.
La seconde position est celle partagée par Abû Hanîfa[9]et Abû Muhammad 'Alî ibn Hazm al-Andalusî[10] ; le cas est intéressant puisque les deux personnages sont les chefs de file des deux écoles jugées, au plan méthodologique, comme les plus antagonistes de l’islam. Abou Hanifa est en effet le représentant de l’« école de l’interprétation » (madrasat ar-ra'y) et Ibn Hazm est le représentant de l’« école littéraliste » (madrasat az-zhâhiriyya). Les deux récusent à fois l'interprétation majoritaire du récit coranique de Loth et l'ensemble des traditions prophétiques mobilisées qu'ils jugent apocryphes.
Leur position se résume au fait que le châtiment divin mentionné au sujet des peuples anciens est lié à leur incroyance et non à un comportement spécifique, sinon les musulmans seraient tenus d'exécuter tout commerçant malhonnête (à l'exemple du châtiment du peuple de Chu'ayb), toute personne ayant abattu l'animal d'autrui (à l'exemple du châtiment du peuple de Sâlih), etc.
L'argument doit être pris au sérieux, surtout lorsqu'on connaît les dérives totalitaires qu'ont pu générer certaines lectures radicales des textes religieux. De plus, en l'absence de sources scripturaires explicites, la pratique de la sodomie relève du champ discrétionnaire du juge (ta'zîr) et non des peines légales strictement définies (hadd)[11]. Parmi les arguments avancés par Ibn Hazm pour relativiser les « conséquences » de la pratique homosexuelle, celui-ci cite le fait que cette dernière ne porte pas atteinte à la traçabilité de la filiation, point qui obnubile très fortement les spécialistes du droit musulman.
Quelques pistes pour une théologie contemporaine de la question
L'exposé des divergences exégétiques et juridiques qui vient d'être fait relève, avant tout, de la spéculation intellectuelle et doctrinale des théologiens et des docteurs de la loi musulmans, sans forcément d'emprise réelle sur la vie sociale des sociétés concernées. En effet, contrairement à une représentation largement partagée par les référents religieux et le commun des musulmans contemporains, l'histoire des sociétés musulmanes et la gouvernance en terres d'islam se sont très tôt affranchies du primat théologico-juridique.
Par contre, dès les débuts de l'expansion de l'islam, théologiens et juristes musulmans vont faire preuve à la fois d'une capacité de prise en compte des réalités sociétales dans l'élaboration des règles de droit, mais également d'une aptitude polémiste remarquable. Comparé aux débats philosophiques et juridiques du Moyen-âge musulman, la production théologique musulmane contemporaine fait vraiment pâle figure.
A titre d'exemple, à la lumière des données de leur époque et de l'expérience de la communauté musulmane primitive, les juristes musulmans ont su intégrer dans leurs corpus doctrinaux les individus et les situations considérées comme hors du commun. Pareillement, on ne peut faire l’économie d’une approche historique et critique des discours théologiques et juridiques classiques sur cette question et ses éléments connexes.
On pourra citer la licence relative accordée à l'efféminé (mukhannath) ou encore le fait que c’était les relations homosexuelles entre hommes adultes qui s’attiraient avant tout l’ire des jurisconsultes. Les relations homosexuelles entre adolescents ou entre un homme adulte et un adolescent (éphèbe, çabiy) étaient à peine abordées, loin de l’apparente condamnation uniforme contemporaine pourtant articulée comme étant l’essence même du classicisme en la matière.
La théologie comme le droit ne peuvent donc être abstraits des conditions sociales, économiques et matérielles de leur production. Ces constructions, aussi subtiles soient-elles, sont le fruit des réflexions d’êtres humains engoncés dans leur histoire, leur contexte, des rapports de force spécifiques, gérant comme ils le peuvent leurs propres contradictions et intérêts. Ces derniers ne sont pas toujours discernables à la lecture de leur œuvre, mais indéniablement présents, ce qui n’enlève rien à leurs mérites respectifs.
A ce titre, il serait intéressant de relever quelques éléments que toute approche théologique contemporaine de la question de l’homosexualité et, en conséquence, du mariage homosexuel, devrait considérer. Tout d'abord, la question de la fitra, ou nature première de l’Homme : nombreux sont ceux qui utilisent cet argument pour condamner l’homosexualité.
Dieu ayant créé l’ensemble du vivant autour d’un principe mâle et femelle dont l’union vise à la procréation, la nature première de l’Homme, sorte de code source spirituel, ne peut dès lors être qu’hétéronormée, à l’instar de l’ensemble du vivant. Or, il apparaît de plus en plus que les comportements homosexuels seraient également largement partagés dans l’ensemble du monde animal[12].Ce dernier, d'un point de vue « musulman », est pourtant uniquement régi par la fitra de chaque espèce sans qu'il puisse y avoir une quelconque « déviation » a posterioride ce code source, que ce soit par l’éducation ou la société.
Dès lors, quand bien même il incomberait à l’être humain de s’élever au-dessus de son animalité en tant que cheminant spirituel selon la plupart des écoles spirituelles et juridiques musulmanes, l’argument de la fitracomme preuve et fondement de l’hétéronormalité peut être, à tout le moins, reconsidéré.Ensuite, il est symptomatique que le débat autour de la permissivité de l’homosexualité se focalise uniquement sur la question de l’homosexualité masculine réduite à la sodomie. L’histoire du peuple de Loth requiert déjà d’exercer une torsion exégétique considérable pour en faire le paradigme de la condamnation universelle de l’homosexualité. Dès lors, si cette interdiction était aussi absolue, on s'étonnera du mutisme divin assourdissant sur l’homosexualité féminine qu’aucune analogie ne peut rapprocher de l’homosexualité masculine sur la base de l’histoire de Loth.
Pourtant, à l’aune de la justice divine telle qu’exemplifiée en de nombreux endroits du discours coranique, tant les femmes que les hommes sont dument mentionnés en matière de rétribution, positive ou négative. En conséquence, il est légitime d’interroger le fait que, dans l’inconscient collectif abrahamique en général et musulman en particulier, l’homosexualité féminine soit un tel « non sujet ».
Ce qui implique automatiquement de repenser la construction du discours hétéronormé en fonction de représentations de la masculinité et de la féminité beaucoup plus profondes, notamment à propos de la question de la pénétration phallique dans un corps, féminin comme masculin. Une approche théologique contemporaine ne devrait-elle pas questionner les présupposés psycho-anthropologiques sous-jacents au discours hétéronormé au lieu de les considérer comme une donnée naturelle et non pas culturelle ?
Plus simplement encore, si l’on doit déduire du mutisme divin à propos de l’homosexualité féminine que celle-ci est autorisée, alors le mariage homosexuel féminin devrait être autorisé également. Ce qui pose la question, avec plus d’insistance encore, des fondements véritables de la condamnation de l’homosexualité masculine et du mariage homosexuel, au risque de l’aporie.
Car une autre confusion se dégage également de la matrice interprétative constituée par et autour de l’histoire du peuple de Loth, et directement en relation avec la question du mariage, c’est celle de la confusion entre homosexualité et homophilie (attirance/amour pour une personne du même sexe, sans relation sexuelle), les deux n’étant pas synonymes, ni même cause et conséquence.
Au contraire, la déconnexion entre les deux est plus ou moins radicale. En l’absence d'une sexualité conditionnée par l'impératif de reproduction la question des relations, voire du mariage, entre personnes du même sexe s’envisage-t-elle sous un autre jour ? Si oui, cela implique de devoir reconsidérer l’institution même du mariage et de son sens profond – à l’époque classique, mais aujourd’hui encore. A ce propos, ne sommes-nous pas face à des glissements de sens impressionnants ?
Par exemple, dans la tradition islamique classique, le mariage a toujours été considéré comme un contrat assurant les droits de toutes les parties prenantes impliquées par une relation sexuelle, éventuellement reproductive, entre deux individus[13]. La reproduction de l’espèce, le maintien de la société et de l’ordre établi n’étaient pas explicitement au menu du mariage pour les jurisconsultes classiques.
Le fait que ces dernières dimensions passent aujourd’hui devant les considérations contractuelles indiquent que des changements fondamentaux ont pris place dans l’épistémè islamique sur la question du mariage. Cela rend d’autant plus inopérante toute mise en parallèle simplificatrice entre l’histoire de Loth, son interprétation à l’époque classique et son interprétation contemporaine, toute tentation d’établir un continuumde sens risquant de créer, en vérité, de profonds contre-sens.
Comme signalé ci-dessus, le discours coranique semble donc moins mettre l’accent sur les pratiques prétendument homosexuelles du peuple de Loth, pour justifier le châtiment divin, que sur la volonté collective et réitérée, perverse, d’attenter à l’intégrité physique des hôtes de Sodome, violant par là-même la dimension sacrée de l’hospitalité. Il serait intéressant d’appliquer ici également le paradigme coranique du changement de la création comme générateur de la colère divine.
Ce ne serait pas du fait de son homosexualité mais de sa volonté de renverser l’ordre des choses et de briser toutes les conventions sociales, usurpant ainsi une des prérogatives divines cardinales, que le peuple de Loth aurait mérité son châtiment. Cela déplace profondément le sens même de cet épisode et rend vaine toute analogie avec l’homosexualité dans nos sociétés contemporaines.
En effet, la revendication de l’égalité des droits pour les homosexuels, dans laquelle s’inscrit simplement la question du mariage civil, un acte laïc et républicain par essence, ne concerne qu’un nombre limité de personnes, 10% de la population selon les sources les plus optimistes. Ces personnes ne s’inscrivent en aucun cas dans la recherche manifeste du renversement profond de l’ordre social, voire naturel.
Les homosexuels revendiquent au contraire la reconnaissance véritable de leur spécificité, sans plus. Aussi, quand bien même certains souhaiteraient exprimer leur rejet de l’homosexualité et de tout ce qui s’y rapporte, l’histoire du peuple de Loth ne semble pas offrir la certitude théologique qu’ils souhaiteraient y trouver.
En outre, la question de la justice divine reste éminemment posée, d’autant plus si l’on fait un pas de recul par rapport à la question nodale de l’homosexualité pour aborder un sujet connexe, celui des intersexes ou des personnes à sexe indéterminé[14]. Il est en effet très facile de cataloguer l’homosexualité comme une perversion, une maladie, un trouble psychique ou autre déviation, la renvoyant dans le domaine du choix individuel et rendant donc l’individu responsable de son destin.
Partant de là, soit l’individu choisit sa perversion, Dieu créant a prioriles êtres humains purs, soit l’individu choisit de ne pas aller à l’encontre de sa perversion ou de ne pas soigner son éventuelle maladie mentale. L’avantage de ces approches superficielles est qu’elles évitent soigneusement tout questionnement du « vouloir divin » et du destin, Dieu ne pouvant vouloir pour une de Ses créatures qu’elle soit naturellement encline à un penchant supposément contre nature.
Mais que faire alors du cas des enfants nés de sexe indéterminé à la naissance – on en compte un sur mille –, n'étant ni clairement mâles ni femelles, ou possédant même les deux sexes. Tout cela pose définitivement la question de la construction socio-culturelle du genre et de la sexualité selon ses différentes facettes, homo, hétéro ou autre. Nous n’effleurons ici que la surface de la complexité de cette question car, ce qui nous intéresse, c’est que Dieu Lui-même impose arbitrairement à un nombre non-négligeable d’individus des choix complexes en matière de genre, de sexe et de sexualité. Ceux-ci peuvent déboucher sur des situations d’homosexualité faisant entièrement partie de l’ordre « naturel » car relevant du dessein divin.
Au-delà de ses multiples dimensions théologiques, l’intérêt supplémentaire de cette question est qu’elle ruine définitivement toute tentative de réflexion « théologique » fondée sur la considération de l’homosexualité comme un choix individuel, à l’encontre de ou hors de l’ordre « naturel » des choses.
Car si certains aspects de l’homosexualité font autantpartie de l’ordre naturel des choses que l’hétérosexualité majoritaire alors la métaphysique, la théologie, l’anthropologie et la jurisprudence musulmanes doivent impérativement les prendre en compte de plein droit et apporter des réponses à la hauteur des attentes des croyants sincères qui vivent avec beaucoup de souffrance la tension entre leur devenir spirituel et leur sexualité que leur impose la tradition théologique hétéronormée et patriarcale majoritaire.
Tous ces éléments ne constituent en aucun cas une liste exhaustive des chantiers théologiques et normatifs à entreprendre pour approcher une position plus inclusive et équilibrée de l’homosexualité en islam et, plus largement, au sein des monothéismes abrahamiques. A notre sens une réforme théologique radicale s’impose, laquelle ne peut plus aujourd’hui être balayée d’un revers de la main.
Le risque serait de voir les musulmans se fracturer de façon grandissante, notamment par la mise sur pied de niches rendues légitimes par la nécessité d’offrir un espace sécurisé et apaisé aux musulmans homosexuels, entre autres, qui souhaiteraient pratiquer leur foi en toute quiétude. Ce sera le cas si ces derniers affrontent des musulmans crispés sur une hétéronormativité quasi pathologique et refusant d’envisager d’autres possibles théologiques et anthropologiques. Autant de potentialités pourtant non exclues des legs coranique et prophétique mais recelées, en gestation, dans le développement de lectures dégagées des a priorimillénaires de l’immense majorité des herméneutes.
Pour un débat serein
Il existe de véritables représentations fantasmagoriques sur l’homosexualité, chez les musulmans comme au sein de la société. D'aucuns sont persuadés que les homosexuels forment des espèces de bataillons prêts à se répandre à une vitesse folle au sein de la société pour provoquer sa perte, à l’encontre de toute donnée objective.
Pour preuve, l’adoption du mariage homosexuel par la Belgique ou les Pays-Bas depuis plusieurs années n’a pas eu le moindre impact sur les pratiques maritales hétérosexuelles des populations de ces deux pays, ni accéléré une quelconque décadence morale comme le craignent les opposant au mariage pour tous.
Dès lors, ce serait plutôt dans le cadre d'une société pluriculturelle, attachée à la défense des publics les plus exposés au racisme et aux discriminations qu'il faudrait chercher la visibilité croissante des revendications de prise en compte de particularités individuelles et de groupes. L'homosexualité, entre autres, fait partie de cette dynamique, et le phénomène touche aussi bien les identités culturelles, sociales que les appartenances religieuses. Partant de là, dans le cadre d'une société démocratique, chacun a toute latitude pour adopter et pour revendiquer un positionnement spécifique sur l'homosexualité comme sur le mariage homosexuel.
Notes
[1]Cf Coran 6/86, 7/80, 11/70 et 11/77-83, 15/59-77, 21/71, 22/43, 26/160-175, 27/54-58, 29/26 et 29/28-35, 37/133-136, 38/13, 50/13, 51/32-37, 54/33-39.
[2]Ces passages sont les suivants :7/80-84 : « Et Loth, quand il dit à son peuple : « Allez vous en venir à une turpide (fâhichah) où nul, de par le monde, ne vous a précédés ? Vraiment, vous allez de désir aux hommes au lieu de femmes (chahwatan min dûnin-nisâ') ! Vous êtes bien plutôt un peuple outrancier (musrifûn) ! » Et pour toute réponse, le peuple ne fit que dire « Expulsez le de votre cité ! Voilà des gens, vraiment, qui se targuent de pureté ! » Or, Nous l'avons sauvé, lui et sa famille, sauf sa femme, qui fut parmi les traînards (minal ghâbirin). Et nous avons fait, sur eux, pleuvoir une pluie. Regarde donc ce qu'il est advenu des criminels ! » ; 11/77-80 : « Et quand Nos Anges vinrent à Loth, il se mit en peine à cause d'eux, et son bras en ressentit l'étroitesse. Il dit cependant : « Voici un jour terrible ! » Quant à son peuple, ils vinrent à lui, tout excités pour lui ; auparavant, ils pratiquaient de mauvaises actions. Il dit « Oh mon peuple, voici mes filles : elles sont plus pures, pour vous.. Craignez donc Dieu et ne me faites pas d'ignominie en mes invités. N'y a-t-il pas parmi vous un homme bien dirigé ? Ils dirent, tu sais très bien que nous n'avons pas de droit sur tes filles ! Et, en vérité, tu sais bien ce que nous voulons. » Il dit « Si j'avais de la force contre vous ! Ousi je pouvais trouver asile auprès d'un appui fort ! ». » ; 15/67-71 : « Et les gens de la ville vinrent à lui, flairant la bonne nouvelle. Il dit « Ceux-ci sont des invités, vraiment : ne me faites donc pas de scandale. Et craignez Dieu, et ne me jetez pas dans l'ignominie. » Ils dirent « Ne t'avions nous pas interdit de t'occuper des mondes ? » Il dit « Voici mes filles si vous êtes faiseurs ». » ; 26/16 & 165-166 : « Quand Loth, leur frère, leur dit « Ne vous comporterez vous donc pas en piété ? […] Faut-il qu'entre tous les mondes vous alliez aux mâles et laissiez de côté ce que votre Seigneur vous a créé d'épouses ? Non, mais vous êtes des gens transgresseurs ! ». » ; 27/54-55 : « De même Loth, quand il dit à son peuple « Vous en venez à la turpide ? Alors que vous voyez clair ! Vraiment vous allez d'appétit, aux hommes, au lieu de femmes ? Non, mais vous êtes des gens à vous rendre ignorants ! ». » ; 29/28-29 : « Et Loth, quand il dit à son peuple « Vraiment, vous commettez une turpitude où nul de par le monde ne vous a précédés. Quoi ! Aller aux mâles, couper les chemins, commettre le blâmable dans votre club ? ». » ; 54/36-37 : « Celui-ci, certainement, les avait avertis de notre saisie. Mais ils se mirent à creuser ces avertissements. Et très certainement, ils lui firent la cour au sujet de ses invités. Puis nous effaçâmes leurs yeux. « Goûtez Mon châtiment, donc, et Mes avertissements ! ». ».
[3]Abû 'Aabdillah Muhammad ibn Ahmad al-Ançarî al-Qurtubî (1214-1273) est célèbre, entre autre, pour son exégèse coranique intitulée La somme des règles du Coran(al-Jâmi' li-ahkâmil-Qur'ân).
[4]Abûl Fidâ Isma'îl ibn Kathîr (1301-1373), est l'un des élèves directs de Ibn Taymiyyah. Son exégèse coranique est considérée comme l'un des grands classiques de la littérature exégétique sunnite.
[5]Al-bidâyah wa-an-nihâyah, éditions ihyâ at-turâth al-'arabî, 1993
[6]CfAl-bidâyah..., op.cit., tome 1, pp.207-211.
[7]Cf Al bidâyah..., op.cit., tome 9, p.184.
 [8]Cf Les sunande :
- Tirmidhî, chapitre des peines légales (hudûd), n° 1456, sous-chapitre (24) De la peine relative à l'homosexualité, ;
- Abû Dâûd, chapitre des peines légales, n° 4462, sous chapitre (29) Au sujet de celui qui se comporte comme les gens de Loth, ;
- Ibn Mâjah, chapitre despeines légales, n° 2561, sous chapitre (12) De celui qui se comporte comme les gens de Loth, ;
- Dârqutnî, chapitre des peines légales et du prix du sang (diyât), n° 124/3, propos n° 140.
[9]Abû Hanîfa An-Nu'mân ibn Thâbit (702-767)[9]est le fondateurde l'école théologico-juridique hanafite.
[10]'Alî ibn Hazm al-Andalusî (994-1064)[10]est considéré comme le principal et plus célèbre représentant de l'école juridique littéraliste de l'islam sunnite.
[11]Cf Al-muhallâ bil-âthâr,Abû Muhammad 'Alî ibn Hazm al-Andalusî, dâr al kutub al 'ilmiyyah, chapitre des peines laissées à l'appréciation du juge (ta'zîr), tome 12, question n° 2303, pp 388-397.
[12]Cf, entre autres, Thierry Lodé, La guerre des sexes chez les animaux, Odile Jacob, 2006 ; Bruce Bagemihl, Biological Exuberance: Animal Homosexuality and Natural Diversity, St. Martin's Press, 1999.
 [13]Dans les livres de jurisprudence classique, le mariage est uniquement discuté dans le chapitre des contrats.
[14]Pour une approche vulgarisée de la question, cf http://fr.wikipedia.org/wiki/Intersexuation.On noteraque le droit classique musulman l'avait déjà abordée et prise en compte, à travers le vocable arabe dekhounthadésignant la personne hermaphrodite ou au sexe indéterminé.
Original publié à l'adresse: 
http://oumma.com/15178/lhomosexualite-un-defi-theologique

#2 : Claquer la bise, serrer la main - quand mon paradis dépend de la façon dont je te dis bonjour

Cette pratique, peu connue il y a encore une trentaine d’années au sein des communautés musulmanes, s’est répandue dans les milieux conserva...